Le privilège du sel

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L’hiver de l’an de grâce 2 009 fut froid et l’on vit quantité de neige tomber de gros nuages noirs, tant que les manants crurent que le ciel ne leur était plus favorable.

Messire Kespy avait acquis des montagnes de sel dont la mission était d’être répandu sur les sentiers et les chemins afin de les débarrasser des résidus de glace que les frimas avaient subrepticement déposés à la plus grande surprise dudit Kespy.

En cette époque, les manants s’acquittaient de la gabelle, un impôt levé par le suzerain sur le sel, denrée rare qui relevait le goût des ragoûts, fricassées et blanquettes. L’usage s’était étendu à d’autres domaines jusqu’aux mathématiques et aux arithmétiques où l’on qualifia une addition de salée quand son résultat comportait beaucoup de chiffres.

Aussi il advint ce qu’il devait advenir : à force d’accumuler sur des monticules des flopées de sel, Messire Kespy donna sans le savoir au Roy l’idée d’en tirer parti pour pérenniser son train de vie tellement dispendieux que le trésor royal s’en trouvait asséché. Le Roy avait emprunté à tout va en comptant rembourser les usuriers, qui n’étaient pas impopulaires sans raison, à l’aide des revenus que lui procurait la Grande Maison, une sorte de temple du jeu.

Aussi le monarque décida-t-il d’étendre la perception de la gabelle à ces amoncellements de gros sel, bien qu’il fût tout à fait impropre à la préparation et à la confection des salaisons.

Le Roy Étienne n’avait aucun sens de la mesure et il sala l’addition au point que ses sujets, surtout parmi les plus nécessiteux, s’en trouvaient fort désemparés. Par la magie verbale, il réussit à convaincre ses conseillers que la hausse n’était pas aussi importante que le prétendaient ses détracteurs, qui étaient beaucoup plus nombreux que ses adorateurs et adoratrices.

Messire Bayet était l’un de ces courtisans qui lui portaient vénération et dévotion. Sa profession l’amenait à triturer les chiffres dans tous les sens et il était connu pour ses largesses envers les caisses Royales qu’il avait déjà emplies de force écus.

Ce laudateur procura au souverain le tour de magie qui devait lui permettre de convaincre ses propres courtisans, qui renâclaient parce qu’eux-mêmes allaient se retrouver exsangues.

Prenons, dit Messire Bayet, un de vos sujets qui vous verse cent écus l’an. Dorénavant, grâce à votre gabelle, ce manant vous en apportera cent soixante-deux, soit soixante-deux de plus. Voulez-vous, Majesté, ne considérer que les deux chiffres, le six et le deux qui forment le soixante deux d’accroissement.

Si votre sujet est placé à votre gauche – car les sujets du Roy ne pouvaient qu’être à sa gauche – il sort d’abord le six, puis le deux. Que vous avez la bonté, Sire, d’accueillir, dans l’ordre. Le six d’abord, puis le deux ensuite.

Quand vous voudrez démontrer à votre peuple le résultat du grossissement de la gabelle, vous sortirez de votre gousset d’abord le deux, qui y était entré en dernier, puis le six, qui y était enfoui au tréfonds. Le deux, puis le six, cela fait vingt-six et vous n’aurez aucun mal à démontrer à ces gueux que votre grâce a consenti à se montrer mesurée dans ses prérogatives, le fort grossissement de soixante-deux devenant, par cette manipulation de prestidigitateur, un modeste accroissement de vingt-six.

Vingt-six au lieu de soixante-deux, mais c’est un trait de votre génie, Messire Bayet. Je pourrais donc prétendre avec raison que le rustre qui m’apportait cent écus me débourse que cent vingt-six écus alors qu’il m’en apporte cent soixante-deux.

Sire, cent soixante-deux, c’est ce qui rentre dans vos coffres et cent vingt-six, ce que les vilains croient sortir de leur bourse.

C’est par ce tour de passe-passe que Messire Bayet fut élevé à la dignité de chevalier dans l’ordre de la Blanchitude, une distinction qu’il arborait fièrement, bombant le torse et redressant la tête si loin en arrière que l’on craignait qu’il ne tombât sur le dos.

Malgré ce subterfuge, les esprits s’échauffaient et le peuple, sans oser encore l’exiger, aurait souhaité que le Roy abdiquât. Le conseil royal tenait de plus en plus fréquemment ses conciliabules en privé pour éviter toute transparence dans les affaires du Royaume et jeter un voile opaque sur les manœuvres et tractations.

Un autre penseur de génie proche du pouvoir était Messire Scattolin, un gentil homme de passage qui avait installé ses quartiers hors du Royaume bien que sa mission fût de s’occuper des arpents de terre cultivables sur lesquels on aurait pu édifier des palais pour sultans proches du Roy. Il avait établi une curieuse théorie selon laquelle il n’était pas bon que les manants eussent accès aux documents royaux. Et à mesure que l’on sentait les courtisans se roidir devant les tracasseries, ils exprimaient leur foi dans ces théories et étaient devenus des scatoliques pratiquants, afin que la canaille et la valetaille ne sussent rien de ce qui se tramait dans les salons et les alcôves royales.

Sous l’influence de ce serviteur loyal et dévoué, les idées simples envahirent le Royaume. Ainsi, il voulait construire un village idyllique, où les petites fleurs, les biches et les oiseaux viendraient chaque matin enchanter les rêves de mirages dorés…

Ces sornettes semblaient nécessaires au Roy pour distraire les gueux, pour qu’ils parlassent de choses futiles plutôt que de discourir sur ce qui n’allait pas dans le Royaume. Car les temps devenaient durs. Le Roy avait entrepris d’interminables pourparlers avec Messire Isidore de Partouche, qui possédait la grande Maison de jeux du Royaume et qui s’était une fois encore montré à la hauteur de sa réputation en menant le monarque par, disait-on, le bout de l’appendice nasal. Il connaissait l’orgueil de Sire Étienne et savait le prendre par ses défauts comme on mène un enfant capricieux là où on désire le faire aller.

Les négociations terminées, il y eut deux heureux : Messire Isidore, qui avait gagné et le Roy, qui croyait avoir gagné, provoquant l’admiration exagérée de ses courtisans…

Le Marquis de La Panosse

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