L’hiver après l’épidémie

Slalom

L’hiver qui suivit l’épidémie de fièvre grippale fut froid et enneigé. De mémoire de Divonnais, il y avait peu d’hivers dont la rudesse rivalisait avec celle de la saison qu’ils venaient d’affronter. L’usage des doigts d’une seule main aurait suffi pour les compter et leur nombre n’était pas assez conséquent pour qu’il fût nécessaire d’ôter chausses et chaussettes, ce qui, du reste, n’aurait pas été de circonstance.

Le Roy Étienne avait décrété que le climat avait changé et que le poids des taxes et gabelles devait évoluer comme l’épaisseur du manteau neigeux.
Il arrivait de plus en plus fréquemment que le monarque tînt des propos légèrement extravagants.?Le bon peuple crut d’abord que le Roy avait été frappé par la fièvre qui sévissait partout, même dans les Royaumes d’outre Jura. Quand on apprit que le Souverain avait été épargné, on se perdit en suppositions sur l’origine de ses délires.

D’aucuns prétendaient qu’il s’en amusait et qu’il voulait connaître l’étendue de son pouvoir auprès de ses courtisans afin de savoir jusqu’à quels excès il pouvait aller sans que ces derniers relevassent des bizarreries dans les discours qu’il tenait, car, rappelons-le, le Roy adorait par-dessus tout parler et appréciait que les manants et courtisans l’écoutassent bouche bée.
Les gueux avaient appris à fermer leur bouche, d’une part parce que personne ne cherchait à les écouter, d’autre part parce que la Princesse rose leur avait vivement conseillé, dans les étranges lucarnes, de tenir leurs becs fermés afin de ne pas contracter ce mal sournois et chinois qui, tel la peste, se propageait à travers les campagnes et frappait indistinctement les riches et les pauvres, les maigres et les gros, les hommes et les femmes mêmes enceintes, les courtisans et les manants.

La Princesse rose répondait au nom de Marquise de Bachelot mais ce sobriquet de Princesse rose lui était venu de la manière très colorée dont elle s’affublait.?Elle était d’ordinaire accoutrée de fanfreluches et colifichets dont les teintes les plus extravagantes ne la laissaient jamais passer inaperçue.

Or donc, quand la fièvre grippale débarqua des lointains pays d’Orient, la Princesse rose, alchimiste à ses heures, voulut distribuer un remède miracle que l’on injectait dans la chair de l’épaule des pauvres bougres à l’aide d’aiguilles creuses à l’intérieur dedans.

Elle avait puisé dans les caisses du vaste Royaume de France pour se faire livrer un nombre de doses qui dépassait le nombre de sujets, d’autant que les manants, fatigués des discours alarmistes dont ils avaient les oreilles rebattues, rechignaient à recevoir la potion.

Aussi la Princesse rose fut-elle brocardée par le bas peuple pour avoir mal raisonné sur un problème pourtant simple. Et l’expression  » bacheloter  » fit son apparition pour désigner le comportement de ceux qui étudiaient sans réfléchir. Avec le temps, on oublia la princesse rose et on oublia quelques lettres du vocable un peu trop long qui, en se contractant, donna simplement naissance au verbe  » bachoter « .

La fièvre grippale passa sans que l’on s’en rendît vraiment compte.?Non seulement ils ne moururent pas tous, mais tous ne furent pas atteints par le mal et les soucis de la vie quotidienne reprirent le dessus.

Le comportement du Roy Étienne inquiétait beaucoup ses sujets. Il était pris d’une frénésie de construire des palais et châteaux alors que le bon peuple payait des fermages exorbitants pour habiter de modestes chaumières.
Il voulait même, pour édifier un nouveau palais jouxtant un petit château, détruire la salle des réjouissances populaires qui avait vu quantité de baptêmes, de mariage et d’enterrements, sans parler des bals et loteries diverses.

Des observateurs attentifs auraient pu entendre la révolte gronder. Mais c’était sans compter sur une étrange maladie qui frappait la Cour. Monarque, Ministres et courtisans étaient atteints d’un mal étrange, une sorte de surdité sélective. Ils pouvaient toujours entendre les discours du Roy (même le Roy les entendait car il adorait s’écouter parler) mais ils devenaient sourds aux clameurs des gueux.

Ainsi la révolte montait et se nourrissait de ses propres cris qui revenaient vers ceux qui les avaient émis, car ils n’avaient pas été entendus au Palais royal.

Le Roy Étienne galopait par les plaines au-delà des monts.?Il était bien peu présent dans son Royaume et était inconscient de ce que le peuple le rejetait ainsi que ses conseillers incapables de l’influencer, prostrés dans leur état de dépendance et de contemplation.

Et ses courtisans, sourds depuis longtemps, et muets depuis bien plus longtemps encore, devenaient aussi aveugles. Ils avaient ainsi atteint la sagesse : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire.

Nul ne savait comment le Royaume allait pouvoir redevenir prospère comme il l’avait été jadis. Le départ du Roy semblait la seule solution acceptable, mais le peuple le savait aussi orgueilleux que beaucoup de monarques. Il était incapable de reconnaître ses erreurs passées, ce qui l’encourageait à récidiver par des erreurs présentes.

Tout un chacun craignait ses erreurs à venir car il avait un grand dessein dont l’ampleur effrayait : bâtir une ville dans la ville afin que les manants qui allaient chercher labeur en Helvétie rentrassent chaque soir au Pays pour y dormir.

Le Marquis de La Panosse

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