Divonne ou le repas ridicule

Lucullus poisson FC 28 p3

Ce fut la seule désillusion de ce glorieux pèlerinage.
Ah! certes, si nous écrivions un guide pittoresque nous nous serions plus (attachés) à dire le charme de cette coquette petite cité, où chante le bruit frais des sources et la noblesse de ce beau parc, que trois ou quatre prétentieux Palaces ne parviennent pas à enlaidir.

Mais, vous le savez, nous ne fréquentons pas les Palaces, autant par principe que par économie; nous les laissons aux millionnaires dyspeptiques, neurasthéniques ou diabétiques. Et nous espérons bien mourir sans savoir quelles maladies guérissent les eaux de toutes ces sources qui écument et bondissent à travers les branches!

On nous avait dit et répété sur tous les tons : vous trouverez à Divonne une spécialité admirable : la  Truite au bleu… c’est-à-dire la truite jetée toute vive dans le court-bouillon, et qui garde de cette agonie un peu brusque une incomparable fraîcheur.
(…)

Nous nous forgions une telle félicité, comme dit le bon La Fontaine, que pour une fois, et par une rare exception, nous écrivîmes à un hôtelier de Divonne pour commander notre déjeuner du lendemain – et recommander surtout la fameuse. Truite au Bleu.

Aussitôt descendus du train, nous courûmes, aussi vite que nous le permettent nos corpulences respectives et respectables, à l’auberge de nos rêves… Elle était d’aspect vulgaire et lamentable. Mais vous savez que nous ne nous laissons point impressionner par le décor.

Le vieux proverbe  » A bon vin point d’enseigne!  » domine la sagesse indulgente des vrais gastronomes.

Nous pénétrâmes donc sans méfiance dans une salle à manger banale et triste, décorée de placards prônant la gloire d’apéritifs et de savons célèbres et encombrée d’une table d’hôte aux convives bruyants…

Nous nous installâmes pourtant devant une petite table de café, couverte d’une nappe grise, bariolée de taches anciennes.
On nous servit d’abord de quelconques sardines à l’huile – et des hors-d’oeuvre si mauvais qu’un affreux soupçon nous vint.

– La patronne a bien reçu notre lettre ? demanda l’un de nous à la bonne aux mains sales qui nous apportait les reliefs de la table d’hôte.

– Oui, Messieurs, nous répondit cette fille, qui sentait la graisse froide, Madame m’avait même chargée de dire à ces messieurs qu’on n’a pas pu leur faire de truite au bleu… mais ils en auront tout de même une excellente au beurre.

La laideur de cette personne nous empêcha seule de lui infliger une fessée immédiate et publique.

Elle disparut avant que nous eussions trouvé les mots qu’il fallait pour exprimer notre fureur.
Vingt minutes après, elle revint avec une grosse truite à la chair cotonneuse, nageant dans un beurre malodorant, où se poursuivaient des mouches languissantes…

Soudain, nous nous rappelâmes le grand précepte de notre bon maître Raoul Ponchon :

– Il vaut mieux ne pas payer que d’avoir des histoires!

Nous nous levâmes sans attirer l’attention parmi le brouhaha des mangeurs de choses immondes, qui commençaient à chanter des refrains orduriers, et nous gagnâmes discrètement la sortie.

On n’osa pas même nous poursuivre.

Curnonsky, 1921

 

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